Echecs et Dames, une histoire commune …1er volet

Stratégie, combinaisons, tactique, blitz, variantes…. Autant de mots familiers au pratiquant d’Echecs. Seulement d’Echecs? Non bien-sûr. La culture du Jeu n’est pas inhérente au plus pratiqué des jeux d’esprit. Le joueur de Go, d’Awalé, d’Othello ou de Jeu de Dames International baigne lui aussi dans l’univers fascinant de la réflexion ludique. Mais à part le jargon, qu’ont-ils en commun? Qu’est-ce qui unit les fervents de ces disciplines différentes, mais si proches?
Passionné de sports cérébraux, pratiquant (modeste) d’Echecs et de Jeu de Dames International, coorganisateur (avec Philippe Glod, surnommé « el presidente » en terres bourguignonnes), du seul tournoi mixte Dames/Echecs de France, je vous propose un survol des similitudes historiques entre les deux jeux les plus populaires de France….

Nous examinerons la chronologie suivante:

        I) Les origines
        II) La préhistoire (fin XV et XVI)
        III) La période préclassique (XVIII et début XIX)
        IV) La période classique (1886-1946)
        V) L’hégémonie soviétique (1948-1969)
        VI) Bobby Fischer (Ton Sijbrands aux Dames): une exception (1972-1975)
        VII) Le règne de Kasparov (Tchizow aux Dames)
        VIII) L’actualité…..

I) Les origines
Il existe une propagation géographique similaire entre le Jeu d’Echecs et le Jeu de Dames, même si des différences substantielles existent. Ainsi, avant l’an 600, aucun texte ne fait référence au jeu d’Echecs (l’invention des Echecs par le grec Palamède pendant la guerre de Troyes en 1300 avant J.C. relève de la légende). On peut donc affirmer que ni les égyptiens, ni les grecs, ni les romains ne connaissaient les Echecs, alors que ces trois grandes civilisations connaissaient des formes anciennes de Jeu de Dames : Jeu de Senet chez les égyptiens, Petteia chez les grecs et latroncules chez les romains. Contrairement aux Dames, les historiens échiquéens s’accordent à dire que l’ancêtre du jeu actuel est né en Inde au Vème siècle de notre ère. Le jeu de cette époque s’appelait Chaturanga, et se jouait déjà sur 64 cases. Vers 550 il est pratiqué en Perse sous le nom de Chatrang. Pour le reste, il est étonnant de constater que la migration au cours de l’histoire est assez identique entre les deux jeux!
Le plus ancien de tous les Jeux de Dames, appelé Jeu de Sennet, a lui été découvert dans le cimetière prédynastique d’El Mahasna, entre This et Abydos (Haute Égypte). Son matériel est constitué par une tablette d’argile crue, divisée en dix-huit cases et soutenue par quatre pieds trapus, ainsi que par une douzaine de pions en terre enrobée de cire, possédant tous la même forme conique. Sa datation le fait remonter au début du IVème millénaire, soit mille ans avant l’érection des premières pyramides! Il est conservé au British Muséum de Londres. En l’an 638, les armées arabes du calife Omar envahissent la Perse, Le Chatrang, devenu Chatranj, allait se répandre dans toute l’Afrique du Nord. La contribution des arabes au développement du jeu fut immense, les premiers livres techniques commençant vers l’an 800. Ainsi, si les ancêtres respectifs du Jeu d’Echecs et du Jeu de Dames datent d’époques différentes, le premier âge d’or de l’un et de l’autre se situe dans le monde arabo-musulman du VIème au Xème siècle, avec, dans l’intervalle, l’apparition des deux jeux en Espagne à la période de l’invasion ibérique par les maures.

Pièces d’Echecs découvertes dans une dune de l’île de Lewis en Ecosse, en avril 1831, datant du XIIème siècle.

Amphore peinte, (quatrième siècle avant J.C.), Achille et Patrocle jouent au Jeu des Villes (Poleis en grec), une variante de notre jeu de dames (doc. Damier lyonnais).

Résumons les points communs de cette période: du monde islamique vers l’occident chrétien, les voyages du jeu d’Echecs et du Jeu de Dames s’étendent du Vème au Xème siècle. Après les conquêtes de l’Espagne et du Portugal par les armées arabes, ils vont se répandre en Europe et connaître une expansion considérable.

II) La préhistoire (fin XV début XVI)
Là encore beaucoup de similitudes, à commencer par le peu de référence durant le moyen-âge. Une anecdote concernant cette époque cependant: d’après l’espagnol Josep Brunet y Bellet (1818-1905), le Jeu de Dames «occidental» serait en partie une transposition, au moyen-âge, du jeu alquerque de doce («marelle de douze») sur un échiquier! L’historien espagnol s’opposait à ceux qui voyaient dans les Dames une simplification du Jeu d’Echecs. Ce point de vue fut adopté par la suite par le grand historien des Echecs Harold Murray (1868-1955), dans son livre A history of board games other than chess (Oxford, 1952), dans lequel il consacre aux Dames des pages abondantes qui ont longtemps fait autorité. A noter enfin, un «Livre des jeux» achevé en 1283, et conservé de nos jours à la bibliothèque de l’Escurial (à 45 kilomètres au nord-ouest de Madrid). Un manuscrit unique, mine d’informations sur les jeux de pions de l’époque. Il fait la part belle aux Echecs et au Backgammon, alors appelés «tables», mais aussi aux dés et aux marelles. Pour les passionnés d’histoires (je ne sais pas pourquoi je pense à Philippe en disant cela), on doit cette encyclopédie, rédigée en castillan, à Alphonse X le Sage (c’est à dire le savant), qui régna sur la Castille et le Léon de 1254 à 1284. Ainsi, la «préhistoire» Du Jeu d’Echecs et du Jeu de Dames commence en Espagne fin XVème début XVIème, en pleine Renaissance….
La découverte de l’imprimerie va naturellement encourager la rédaction d’écrits sur les jeux. Le premier traité, d’Echecs, est celui de Luis Ramirez Lucena (1465-vers 1560), y repeticion de amores arte de ajedrez con ci luegos de partido, publié à Salamanque en 1497. Ce livre comprend l’étude de onze parties d’Echecs, mais contient de nombreuses erreurs élémentaires, ce qui conduit d’ailleurs Harold Murray à en conclure que cet ouvrage fut rédigé à la hâte… En 1512, le portugais Pedro Damiano publie à Rome (on suppose qu’il s’appelait à l’origine Pedro Damião et que, comme juif, il s’était réfugié à Rome en 1497 après que le roi Manuel Ier de Portugal eut donné à choisir aux juifs du Portugal entre la mort et l’expulsion) Questo libro et de imparare giocare la scachi : Et de belitissimi Partiti. Dans son traité, dont un grand nombre de parties avaient déjà été publiées par Lucena, Damiano analyse quelques ouvertures, en suggérant qu’après 1.e4 e5 2.Cf3, la réponse 2… Cc6 est la meilleure et que 2… d6 (Défense Philidor) n’est pas aussi bonne. Damiano a condamné 2… f6 comme la pire de toutes, mais l’ironie et l’injustice du sort ont voulu que son nom fût donné à cette ouverture! En 1547 paraît le premier traité de Jeu de Dames d’Antonio de Torquemada (León , Espagne, 1507 -? 1569), écrivain espagnol de la Renaissance. (Ne pas confondre avec Tomas de Torquemada, l’inquisiteur espagnol, dont les méthodes expéditives inspirent parfois des digressions des plus hilarantes à Philippe). La liste des traités parus à la fin du XVIème et au début du XVIIème siècle en Espagne et en Italie est édifiante :

    Ruy Lopez : Libro de la invencion del arte liberal del axedrez en 1561,
    Lorenzo Valls et son traité de Jeu de Dames : Libro del iuego de las damas por otro nombre el marro de punta : diuidido en tres tratados… en 1597,
    Pedro Ruiz Montero, traité de Jeu de Dames : Libro del juego de las damas vulgarmente nombrado el marro en 1591,
    Trattato delliInventione et arte liberale del gioco degli scacchi, publié en 1604 à Naples par Alessandro Salvio,
    les nombreux écrits de Giochanino Greco, dont son fameux recueil de parties en 1619
    Juan Garcia Canalejas, traité de Jeu de Dames: Libro del juego de las damas, en 1650…

…..pour les plus connus. Ce qui ressort ici, c’est l’émergence d’une littérature déjà riche, porteuse des prémices de la théorie du jeu, tant aux Echecs qu’aux Dames. Autre trait commun: le goût prononcé pour les parties éclairs, rapides et spectaculaires. Cette conception perdurera d’ailleurs plus longtemps aux Dames qu’aux Echecs, certainement du fait de l’évolution théorique plus accélérée de ce dernier.


Planche tirée du traité de DAMIANO, édition de 1511


Couverture du traité de CANALEJAS, 1650
Mais un autre aspect est à retenir de cette période, sur les analogies entre les deux jeux. En effet, hormis, le fait de réutiliser l’échiquier, on retrouve des termes communs aux deux jeux : dame, pion, le verbe damer. Or l’extension du mouvement des pièces n’a été introduite aux Echecs qu’à la fin du moyen-âge. La dame se déplaçait jusqu’alors de case en case, ce qui rendait le jeu très lent. Murray a clairement démontré ces modifications fin XVème siècle dans son histoire des Echecs (A history of chess, 1913). De plus, le chercheur néerlandais Govert Westerveld démontre lui aussi de façon convaincante que l’apparition de cette forme de Jeu Dames est liée à la «révolution échiquéenne». Il n’y aurait donc pas que des ressemblances, des comparaisons, des «affinités» entre les deux jeux, mais une véritable concomitance!
Ce qu’il faut retenir de cette deuxième partie, c’est l’importance de l’imprimerie dans l’avènement de la littérature tant échiquéenne que damiste, fin XVème première moitié XVème siècle et au-delà, et le parallélisme culturel évident qui en découle. Deuxième point, la terminologie commune aux deux jeux, et l’interférence dans l’évolution des règles du jeu. La préhistoire s’achève donc sur le bilan suivant: le Jeu d’Echecs et le Jeu de Dames sont couramment pratiqués en Europe. Ils n’ont pas atteint leur forme définitive, mais ont subi de similaires fortes évolutions depuis leurs origines.

P. Monnet est champion de France de Dames, cadence semi-rapide. Il a gagné 3 fois l’accession du championnat de France
(A suivre)


Note de l’auteur : on nous a fait remarquer un certain nombre d’imprécisions, voire, en quelques endroits, d’erreurs. La version définitive « d’Echecs et Dames .. » , corrigée, et par ailleurs augmentée, fera l’objet d’une édition papier et d’une nouvelle publication sur le site.

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