Le Bon coup
Le petit François-Baptiste, demande à son père :
– « Papa sais-tu ce que » (il s’exprime très bien) « je voudrais pour 2022? »
– « Je t’arrête de suite » dit le père, un homme très vif d’esprit : « ton cadeau tu l’as eu, on n’en parle plus »
– « Pardon Papa, en effet, alors pour l’an prochain …»
– « Hum, c’est bien loin » dit le père, « et ce n’est pas très aimable pour le cadeau de cette année. Mais bon, que veux-tu pour 2023 »
– « Des points Elo. Il m’en faudrait»
– « Mais pourquoi ? » demande le père. Il connaît la réponse mais pas précisément.
– « Pour gagner contre Ernest-Emmanuel »
– « Mais pourquoi? » demande le père, distraitement.
A la cuisine, la mère qui lit le Monde et qui surveille l’étrange repas préparé par son mari, est intriguée par la question.
– « Parce qu’il gagne tout le temps. » dit l’enfant, supplicié.
– « Bien bien », dis le père, « je vois, OK, eh bien ton cadeau 2023 je vais te le donner tout de suite. Des trucs imparables, ça te va?»
– « Oh merci Papa ».
Ce sera toujours ça d’économisé se dit le père. Il ne sait pas trop ce qu’il va dire. Un mauvais moment à passer. Mais il sait que dans 5 minutes il sera devant son journal, et que l’enfant, ravi et dans sa chambre, sera en train de noter des trucs incompréhensibles.
– « Voyons : pourquoi perds-tu contre Martial-Régis? »
– « Ernest-Emmanuel »
– « Oui pourquoi perds-tu ? »
– « Je ne sais pas » dis le fils qui ajoute après un petit moment : « quand je joue un bon coup il joue un bon coup aussi, et petit à petit il gagne et je suis mat »
– « OK je vois » dit le père.
La mère a arrêté de lire et écoute. De son côté, le père a enregistré que les pages du Monde ne se tournent plus.
– « si on joue un bon coup après ton bon coup, c’est que ton coup n’était pas si bon, vrai ou faux? »
Le fils qui connaît son père hésite.
– « Peut-être »
– « Tu joues à l’aveuglette contre Martial-Régis … et les autres, voilà ce qu’il se passe».
François-Baptiste ne dit rien. Le père poursuit
– « Un coup n’est bon que si on ne te joue pas un coup bon juste après. Sinon, ton coup n’est pas bon. Il te plait juste. Il est, au mieux, beau. Mais le beau ne fait pas tout »
Le père a élevé la voix pour que l’enfant entende bien. Il continue :
– «L’adversaire doit être empêché de jouer un bon coup. Dis-toi que ton adversaire est un délinquant et qu’il faut laisser en prison autant de choses de lui que possible : un bras, un pied etc ».
Pas mal ça se dit le père plutôt habitué à des désastres quand il improvise.
– « Mais comment reconnaît-on un coup bon d’un coup beau ? » demande l’enfant très vite pour éviter de penser au prisonnier coupé en morceaux.
– « La pièce que tu as jouée pour ton beau coup, en réalité, là où elle était, elle était bien. Car elle gênait l’adversaire. Qu’est-ce que tu en sais pas ?» Tout en parlant il se demande si c’est bien français. « Qu’est ce que tu-en-sais-pas ? » répète-t-il comme s’il citait une phrase célèbre. « Tu as perdu un avantage en la bougeant. Un avantage que tu aurais pu garder et en avoir un autre par dessus le marché. Les échecs sont une accumulation de petits bénéfices. Dans tes bénéfices il y a des maléfices pour l’adversaire. Un maléfice c’est moins de choix. Si chacun joue un bon coup, ce ne sont plus des coups mais des gnons. On est dans une pièce toute noire et on donne des gnons dans tous les sens en espérant gagner par KO ».
Le fils rit. Il s’interroge
– « Comment je sais qu’elle gênait mon adversaire. »
– « L’observation » dit Monsieur queue de poisson (il est réputé dans le quartier pour ça) et, après un temps, « et le cerveau «
Il répète haut et distinctement pour que l’enfant entende bien. Il détaille :
o « les pièces, où sont-elles ? Voilà c’est la géographie! »
o « la pièce, son rôle, son influence : c’est la politique !»
o « Que faut-il le moins bouger pour avoir un maximum d’effets ? C’est l’économie !»
– « Va maintenant » conclut le père qui a le projet de noter tout ça rapidement.
L’enfant se dresse et se demande ce que ça va donner et que veut dire influence. Il file chez Ernest-Emmanuel. Le père a un peu mal à la tête et va s’allonger. Les pages du Monde se remettent à tourner.
Plus tard, l’enfant remonte, il sonne. Tu vois dit le père qui va ouvrir, les échecs ont du bon, notre enfant devient adulte il comprend qu’on n’entre pas chez les gens comme dans un moulin, même chez soi. La porte s’ouvre sur un agent de police. C’est le père d’Ernest-Emmanuel qui vient annoncer que leur voiture est à la Fourrière et que leur fils est à l’intérieur. Et que c’est bien fait.
Le bon fou
Ernest-Emmanuel c’est mon ennemi aux échecs.
On est copain depuis Noël quand nos parents se sont fâchés. Ils ne connaissent rien aux échecs. Moi c’est François-Baptiste, c’est marqué en haut.
J’ai bien aimé me retrouver à la fourrière où je me suis retrouvé. Le chien était super sympa. Le patron de la casse n’était pas content qu’on sympathise. Il n’avait pas aimé en plus que je parle de casse. Pourtant je la trouvais bien sa casse.
En général les chiens ne m’aiment pas. Je leur fais peur. Ca remonte à maman. Tout petit quand on allait croiser un chien elle se raidissait. J’ai trouvé une technique et c’est moi qui leur fait peur. Un truc à moi. Maman se doute de quelque chose. J’ai mon air normal mais il leur fait peur c’est ça l’astuce. C’est entre eux et moi. La moitié des chiens me regarde d’un drôle d’œil, l’autre moitié fait un écart et la 3eme moitié (ah ah je sais qu’il n’y a que deux moitiés dans un tout !) gronde en fronçant les sourcils. J’aimerais qu’au loin le chien change carrément de direction. Je n’y suis pas arrivé encore. Pour les chats je ne sais pas. C’est rare qu’on en croise en se baladant.
Ernest-Emmanuel m’a demandé si pouvais demander un conseil aux échecs à mon père. Il est malin Ernest-Emmanuel car mon père ne refuse jamais quand il s’agit de battre Ernest-Emmanuel. Et mon père c’est pas un rigolo encore que si mais pas que ça. Il y a toujours quelque chose à tirer de ce qu’il dit. Parfois c’est dur mais on y arrive. A deux c’est mieux.
Je décide de surgir devant lui alors qu’il lit un article intéressant. Je demande « comment on reconnaît un bon fou ? ». Je fais exprès de surgir. C’est un peu brutal. Mais pas aussi brutal que le patron de la casse avec son chien. Je crois que ça s’est bien fini car à la fin le chien s’est fâché et c’est le patron qui s’enfuyait .
J’aime bien l’air ahuri de mon père. Comme quand il ouvre le champagne et que le bouchon part sans son accord. Là il l’a cet air là. Il essaie de savoir ce que je veux dire. Il est vif. Je rappelle que c’est M. « queue de poisson » dans le quartier. Après avoir réalisé qu’on parle échecs il me dit : pourquoi tu me regardes comme ça ?
J’arrête de l’expertiser. Peut-être que je serai ethnographe plus tard mais pas sûr car je ne suis pas assez discret.
« Un bon fou, comment peut-on en juger ? » dis-je.
Peut-être que je serai magistrat aussi, franchement je ne sais pas, je change souvent d’idée.
Il prend un temps. Avec maman on rigole car on sait qu’il a envie de se lancer en politique. Il révise les blancs dans les conversations. « Tout est dans le rythme » est une de ses phrases, par exemple en voiture. Surtout là en fait. En voiture maman se raidit mais je n’y peux rien cette fois. Mon truc ne marche pas avec papa.
« Qu’en sais-tu toi sur le sujet? » finit-il par dire . C’est sa réponse politique.
« Eh bien un mauvais fou c’est un gros pion ». J’ajoute que je ai entendu dire ça l’autre jour dans une moquerie avant que les adversaires se disputent».
« Dans une moquerie… intéressant, intéressant » . Mon père a compris « mosquée » je crois.
« Un fou c’est une pièce lourde » récite-t-il (s’il révise dans Wikipédia ce sera moins drôle zut alors). « Elle a besoin d’espace… moui, moui c’est cela, d’espace. Donc un bon fou est un fou pas bloqué. » .
« Que fais-tu dans les encombrements ? Allez dis-moi ! » me demande-t-il à brûle-pourpoint.
J’hésite. J’ai envie de dire « je regarde dehors et je vois des enfants très attentifs. Quand on va pour écraser une maman sur un passage clouté, l’enfant dans la poussette nous regarde fixement».
Je finis par dire « Je ne sais pas ». Il n’est pas surpris car lui sait : « ben tu contournes pour trouver des rues libres ». « …entre autres » ajoute-t-il avec un blanc (pas politique). Il a plein d’options en réserve pour les voitures..
Et là il a une phrase qui va nous plaire nous deux Ernest-Emmanuel : « au besoin tu perds du temps mais tu cherches une rue libre ».
Il me faut un peu de temps pour inculquer. Je me réjouis car en plus c’est facile à redire et à écrire. Je voulais dire infuser. J’insiste car on pourrait récupérer encore une bonne phrase : « et s’il n’y a pas de rues libres ? J’ai peur en même temps car je crois connaître la réponse :
« Eh bien tu dégages les voitures ! »
Je le savais ! Je le savais. Je devine tout. Plus tard peut-être que je serai devinpeuthe. Ca n’existe pas pour l’instant.
« Merci p’pa ! »
Je vais retrouver Ernest-Emmanuel et essayer de ne pas tout lui dire. En marchant je trouve ce que je vais dire. Je vais lui dire qu’un bon fou c’est comme un policier qui fait circuler pour laisser passer le préfet. Ca va bien énerver son père. Je lui dirai plus tard « au besoin du perds du temps mais.. » C’est ça le truc .
J’ai passé une bonne journée. Battu Ernest-Emmanuel et appris un chose importante. Je n’ai pas trouvé de métier encore mais j’ai une piste à rajouter à ma liste. Elle est encore petite à côté de celle de ma collection de noms d’eaux minérales .
Maman vient m’embrasser dans mon lit et me susurre « bonne nuit Issouissi le bouffeur de lion ».
Je suis tétanisé. Comment connaît-elle Issouissi? Comme sait-elle que Issouissi c’est mon héros personnel, favori et légendaire et que c’est lui qui fait peur aux chiens.
C’est bien beau les échecs mais les mamans c’est quand même trop fort.