Echecs et Dames, une histoire commune … 2ème volet

III) La période préclassique (XVIII et début XIX)

La «révolution philidorienne» est incontestablement la période à laquelle le Jeu d’ Echecs et le jeu de Dames se sont le plus côtoyés, du moins en France. Vers 1740, à Paris, les amateurs de jeu délaissent le café «le Procope», rue de l’Ancienne comédie, pour le café de la «Régence», Place du Théâtre français. Le célèbre romancier dramaturge Le Sage (1668-1747), en dressa (dans «Valise trouvée»), un très beau portrait: «Vous voyez dans une vaste salle ornée de lustres et de glaces, une vingtaine de graves personnages qui jouent aux Dames ou aux Echecs sur des tables de marbre et qui sont entourés de spectateurs attentifs à les voir jouer.
Les uns et les autres gardent un si profond silence qu’on n’entend dans la salle aucun bruit que celui que font ses joueurs en remuant les pièces. Il me semble qu’on pourrait justement appeler un pareil café le café d’Harpocrate (dieu du silence chez les grecs NDLR). Véritablement, c’est un endroit où l’on peut dire qu’on est comme dans une solitude quoique l’on soit avec soixante personnes». Imaginez un instant le café où vous jouez habituellement fréquenté par Voltaire, Beaumarchais, Lafayette, Rousseau, d’Alembert, le maréchal de Richelieu, Grimm, vous aurez une idée de l’ambiance qui régnait alors…. François-André Danican Philidor (1726-1795), surnommé « le Grand », meilleur joueur d’Echecs du monde au milieu du XVIIIème siècle, célèbre pour ses compositions musicales et créateur de l’Opéra-Comique en France, y passa le plus clair de son temps dès l’âge de quinze ans, après avoir quitté la chorale royale. Mais ce que l’on sait moins, c’est que Philidor fut également le meilleur joueur de Dames de son temps! Ceci est d’autant plus étonnant que le Jeu de Dames, depuis peu appelé Jeu de Dames à la polonoise (polonaise), en pleine mutation, se joue non-plus sur soixante-quatre, mais cent cases, et qu’aucune théorie n’existe alors… Il faudra attendre 1770 pour que Manoury (1720 ?-1805 ?), limonadier parisien, propriétaire d’un café «au coin du quai de l’école» (à l’angle de la place de l’école et de l’actuel quai du Louvre, à côté de la Samaritaine. Le «Manoury» est occupé aujourd’hui par la brasserie «Le Panorama»), fasse paraître son traité: Essai sur le jeu de dames à la polonoise. On doit également à Manoury la notation éponyme, en vigueur encore aujourd’hui au Jeu de Dames international (!). Concernant Philidor et le Jeu de Dames, voici ce qu’on peut en lire dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (t. IV, 1754): (…) les dames polonoises se jouent comme les dames françoises, mais sur un damier polonois, c’est-à-dire à cent cases, et chaque joueur a vingt dames. M. Philidor (…) est lui-même grand musicien, et le premier joueur de dames polonoises qu’il y-ait peut-être jamais eu, et qu’il y-aura peut-être jamais». Il est fascinant d’apprécier le génie de ce grand du siècle des Lumières que fut Philidor, l’influence qu’il eut sur les deux jeux, et absolument marquant de s’apercevoir que, déjà au XVIIIème siècle, une culture existait, commune aux Echecs et aux Dames, et qu’enfin, il a existé un pratiquant de classe mondiale dans les deux jeux!


small>François-André DANICAN alias PHILIDOR (1726-1795), considéré comme le meilleur joueur du monde aux Echecs comme aux Dames au milieu du XVIIIème siècle, fut également célèbre pour ses compositions musicales
Les comparaisons entre les deux activités sont plus rares au début du XIXème siècle, la rivalité franco-anglaise (La Bourdonnais-Mac Donnell, Howard Staunton-Saint-Amand) n’ayant pas d’équivalent au Jeu de Dames. La raison en est que son évolution s’est ramifiée à ce stade (depuis le XVème siècle en réalité, selon les sources), les anglais pratiquant aujourd’hui’ hui les «Draughts», signifiant «trait», «tirage» (de l’anglais «to draw», tirer) qui se traduit «Checkers» en américain, mot signifiant « Echecs » à l’origine, puis prenant progressivement le sens de Jeu de Dames! Ainsi, tandis qu’aux Echecs se disputent des matchs de légende (à ne pas confondre avec le «Tournoi des légendes», tournoi mixte Dames/ Echecs bourguignon mentionné dans l’introduction de cet article), une pléthore d’ouvrages sur le Jeu de Dames à la polonaise voit le jour, marquant la genèse des bases théoriques de l’actuel Jeu de Dames International. Les premiers tournois internationaux et championnats du monde apparaissent en France et aux Pays-Bas.

En résumé, cette période préclassique est essentiellement caractérisée par le rapprochement culturel entre les deux jeux, en France notamment, avec une pratique prestigieuse et assidue dans les cafés parisiens. Un joueur de génie pratiquant les deux activités simultanément, incarne à merveille cette période glorieuse: Philidor. Le parallélisme saisissant Jeu d’Echecs/Jeu de Dames aura cours au XVIIIème siècle, moins au début XIXème, les Dames subissant des évolutions qui lui sont propres….

P. Monnet
(à suivre)


Note de l’auteur : on nous a fait remarquer un certain nombre d’imprécisions, voire, en quelques endroits, d’erreurs. La version définitive « d’Echecs et Dames .. » , corrigée, et par ailleurs augmentée, fera l’objet d’une édition papier et d’une nouvelle publication sur le site.

Ce contenu a été publié dans Humeur, avec comme mot(s)-clé(s) , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.