IV) La période classique (1886-1946)
Cette période est le début des premiers championnats du monde officiels: 1886 aux Echecs, 1899 aux Dames. Une différence minime, au vu de la longue histoire (désormais commune) de ces deux jeux. Comparons le palmarès des titres mondiaux sous forme d’un tableau:
Le premier constat visible, c’est l’influence des évènements sociaux sur le déroulement de cette période; ainsi, l ère classique, ponctuée par deux guerres mondiales, ne produira aucun champion du monde de 1910 à 1921 et 1937 à 1948 aux Echecs, et de 1912 à 1925 et 1938 à 1945 aux Dames. Et, bien que des tournois eurent lieu en ces périodes troubles, (Petrograd en 1914 aux Echecs, ou encore les Olympiades de Buenos Aires, en 1939), ainsi que les championnats nationaux, en France notamment, aux Echecs comme aux Dames, Lasker et Hoogland conserveront ainsi leur titre de champion du monde au cours de la première guerre sans le remettre en jeu, Alekhine et Raichenbach pendant la seconde. Si l’on observe les deux tableaux, on voit aisément qu’outre le grand nombre de titres de ces quatre grands joueurs, leur longévité respective est prolongée par les années d’absence de championnat mondial. A l’exception toutefois de Hoogland, qui aura été champion du monde treize ans avec seulement un titre. Sans sa victoire à Rotterdam en 1912, Isidore Weiss aurait totalisé 6 titres en 26 ans, et presque égalé le record de Lasker, ce qui aurait d’ailleurs renforcé les concordances entre les deux spécialités. Le détenteur de la plus longue conservation du titre de champion du monde sans interruption est donc, aux Echecs, Lasker (7 titres en 27 ans)!, et aux Dames Raichenbach (5 titres en 12 ans). Insistons toutefois sur le fait que ces deux grands maîtres ont «bénéficié» l’un, de la première guerre mondiale, l’autre, de la seconde. Le nombre de titres de champion du monde est, lui, détenu aux Echecs par …Lasker avec ses sept titres, (suivi par Kasparov avec 6 titres dont 2 après la scission), et Tchizow aux Dames avec 10 titres! (suivi de Kouperman avec 7 titres). Fait important, Rotterdam 1912 fut le premier championnat du monde de l histoire du Jeu de Dames (pas encore appelé «International») après l’abolition du fameux «souffler n’est pas jouer», variante concurrente très pratiquée jusqu’alors, mais finalement abandonnée en faveur du jeu actuel, qui, du fait de la prise obligatoire, donne tout son sens à sa complexité tactique.
Emmanuel LASKER (1869-1941), champion du monde d’Echecs de 1894 à 1910
Le deuxième parallèle curieux, mais découlant en partie du premier, est le faible nombre de joueurs titrés durant cette ère classique. En effet, cinq joueurs tenants du titre aux Echecs en 62 ans (voir tableau), six aux Dames en 49 ans! Pour comparaison, la période suivante, «l’hégémonie soviétique» (1948-1972), verra cinq champions en seulement 24 ans, sept aux Dames. Si les guerres l’expliquent en partie, il est quand même stupéfiant de vérifier que les «vieux» joueurs étaient extrêmement durables, et ce, dans les deux disciplines! Est-ce dû au fait que la théorie était moindre? Le talent naturel favorisant dans ce cas la suprématie des Steinitz, Lasker et Alekhine (Capablanca et Euwe n’eurent qu’un seul titre dans cette période), ou Weiss et Raichenbach (pour les plus «permanents»). C’est probable. La littérature échiquéenne, ou damiste, de plus en plus fournie, favorisant naturellement la démocratisation, la concurrence, et donc le niveau général. C’est encore plus vrai aujourd’hui avec internet, et la mondialisation du jeu, le Jeu de Dames se répandant toutefois sous différentes formes, même si le jeu dit «International» est présent sur les cinq continents.
Le troisième aspect commun aux deux disciplines en cette ère classique, et dû encore une fois à la géopolitique, est le débouché sur l’hégémonie soviétique. Car si le Jeu d’Echecs est déjà plus cosmopolite que son homologue Jeu de Dames dès le début du XIXème siècle avec l’arrivée sur la scène internationale, des joueurs allemands («Handbuch des Schachspiels» de Paul Rudolf von Bilguer, dit «le Bilguer» est paru à Berlin en 1843), puis autrichiens (dont Steinitz), et enfin cubains (Capablanca), le Jeu de Dames n’est pratiqué à haut niveau qu’en France et aux Pays-Bas, du moins, comme nous l’avons précisé, dans sa forme «internationale sur 100 cases». L’après-guerre rapprochera, nous le verrons, les deux jeux sur ce point.
Mais si la période préclassique fut incarnée par Philidor, comme nous l’avons vu, nous ne pourrions ignorer celui qui, par sa polyvalence de génie, mérite l’attention de plusieurs spécialités très pratiquées de nos jours dans le monde, et pas seulement les Echecs et les Dames. Le lillois Pierre Ghestem symbolise merveilleusement les affinités entre les deux jeux. Champion du monde de Jeu de Dames en 1945, il fut retenu, à ce titre, pour participer au championnat de France de Jeu d’Echecs 1945 à Roubaix («le premier de la France libérée»). Voici ce que dit le bulletin de le Fédération française des Echecs d’août-septembre 1945 (communiqué par son excellence Philippe Glod): «… Monsieur Ghestem, Champion du monde de Jeu de Dames, qui abordait pour la première fois un tournoi d’Echecs, ne fut pas surclassé dans ce Championnat qui comprenait pourtant quatre maîtres de la F.F.E.». Naturellement doué pour les jeux d’esprit, Ghestem se mit à la pratique du Bridge, ancêtre du Whist (apparu au XVIème siècle en Angleterre, c’est en Indes en 1904, qu’un groupe d’officier auraient inventé les enchères, préambule du Bridge moderne), et fut rapidement considéré unanimement comme un exceptionnel artiste du jeu de cartes. Il s’associa à René Bacherich pour former l’une des meilleures paires françaises de tous les temps. Ils gagnèrent ensemble les championnats d’Europe de 1953, 1955 et 1962, la «Bermuda Bowl» de 1956 et les Olympiades de 1960.Pierre Ghestem fut ensuite médaillé de bronze aux championnats du monde en donnes préparées de Genève, en 1990.
Pierre GHESTEM (1929-2000), champion du monde de Jeu de Dames en 1945 et 1947, fut aussi un joueur d’Echecs confirmé, et l’un des meilleurs joueurs du monde de Bridge.
Le bilan de cet âge classique est l’empreinte profonde que les deux grandes guerres ont laissée dans la chronologie de nos jeux favoris. Deux périodes d’interruptions de deux fois onze ans aux Echecs, de treize et sept ans aux Dames, ont favorisé la longévité des champions du monde, déjà difficilement contestables de part leur talent naturel, exempt de théorie surabondante, dont ils sont plutôt les pères (Steinitz, le «père des Echecs modernes», ou encore Alekhine, a qui la théorie échiquéenne doit beaucoup, ou Weiss, Hoogland ou Ghestem, à qui l’on doit des systèmes de jeux encore en cours aujourd’hui au Jeu de Dames International). L’ascendant des évènements sociaux sur les deux disciplines débouchera sur une période encore plus semblable à l’une et à l’autre, comme nous allons le voir. Un joueur plurivalent retiendra notre attention en cette période: Pierre Ghestem.
A suivre
Note de l’auteur : on nous a fait remarquer un certain nombre d’imprécisions, voire, en quelques endroits, d’erreurs. La version définitive « d’Echecs et Dames .. » , corrigée, et par ailleurs augmentée, fera l’objet d’une édition papier et d’une nouvelle publication sur le site.