Il est difficile pour un site ou blog d’échecs de résister à l’envie de raconter les origines du jeu. L’histoire ci-dessous semblera familière sauf qu’il y manquera l’histoire du mage Sissa qui, dit-on, inventa le jeu et qui, en récompense, devint boulanger.
Ce qui suit s’inscrit dans le spectre, parfois large, de la véracité.
Pour ne pas dire « il est la vie », on peut avancer sans risquer de perdre un pion que le jeu est essentiel à la vie, à la structuration de l’individu, à son insertion sociale. Indéfectible compagnon de l’homme, il est outil et témoin de civilisation. A ce titre, il peut paraître instrumentalisé et il est vite suspecté, surtout lorsqu’il est intellectuel, d’être ensorcelé à cause de l’intérêt exclusif qu’il peut susciter et l’hypnose dans laquelle semblent plongés ceux qui s’y adonnent, notamment les jeunes.
Au V° siècle avant Jésus-Christ, c’est la naissance du bouddhisme et des jeux de dialogues religieux. A cette époque se créé le Kuboi, jeu de dé sur un parcours de 12 lignes, aieul du Nard et aujourd’hui de notre Backgammon. A cette époque aussi, en Inde, les dés sont utilisés dans un jeu considéré comme l’ancêtre des jeux de parcours : l’Ashtapada. C’est un jeu de « hasard raisonné » qui se joue sur un plateau de 8×8. L’usage des dés (instrument des dieux) s’est répandu depuis déjà 1000 ans alors que son invention sous forme cubique est plus ancienne encore (-2500).
Le professeur R. Eales écrit dans son livre Chess, The History of a game, Batsford 1985 : » Avant l’an 600 on n’avait, pour parler de l’origine du jeu d’échecs, que l’archéologie et des suppositions » or ajoute-t’il plus loin » l’archéologie est de peu d’utilité parce que très peu de pièces ont survécu. Et même si des objets prometteurs sont découverts, c’est presque impossible de prouver que ce sont de véritables pièces d’échecs et non pas tout simplement des statuettes. »
C’est en Inde, cette fois au Vème siècle, que l’on peut dire que la simulation guerrière sous forme de jeu – qui deviendra les échecs – apparaît, issue de l’Ashtapada. le jeu s’appelle le Chaturanga, ce qui signifie 4 forces). Il comporte 4 armées – princières – et se joue sur un plateau issu du plateau 8×8 de l’Ashtapada. A priori, c’est – ou devient – un jeu d’alliance où deux rois doivent succomber. Les Perses chez qui il est arrivé le transforment et le renomment « chatrang ». Il ne laissent que 2 armées face à face et ils retirent les dés. Il y a 4 corps d’armée dans chaque camp (ils ne disparaîtront plus), tels que l’organisation Sumérienne en Mésopotamie l’a dessinée pour la 1ère fois au 3° millénaire avant J. C : l’infanterie, les chars, la cavalerie et les éléphants.
Certains historiens estiment que le chatrang est arrivé en Perse sous le règne du Roi Khusrau Nushirwan (531-578), alors que d’autres penchent plutôt pour une période plus récente, le règne du roi Khusrau II Parwiz (590-628 ).
Il est permis de penser que l’intérêt de ces simulations miniatures permettant parades et stratégies guerrières avec figurines sur un plateau s’est étendu rapidement. Deux textes sanskrits mentionnent l’existence du jeu sans donner d’autres informations : il s’agit de Vasavadatta, écrit en 600-620 par Subandhu qui évoque des joueurs d’échecs, et surtout de Harshascharita, écrit par Bana vers 625. Un texte anonyme en Pahlavi Mâdayân î chatrang , encore nommé « Chatrang nâmag » (le « livre des échecs » selon Murray) est peut-être plus ancien et est le 1er à nommer les pièces.
Lors de l’invasion de la Perse par les Arabes (634-651) le nom devient « shatranj ». Devenu Arabe, les échecs se répandent ensuite vers la côte méditerranéenne de l’Afrique avec l’expansion militaire islamique. En Europe, on est prêt mais il faudra attendre encore: ce sont les jeux des tables (miroir d’intelligence) et les jeux de lettres qui sont pratiqués couramment.
Le « shatranj » arabe voyage aussi en Orient et donnera les échecs chinois (le Xiangqi), japonais (le Shogi) et coréens (le Changgi).
Des thèses s’affrontent sur les origines, évidemment. Celle-ci, le chaturanga, n’en est qu’une, mais a l’avantage d’être communément admise. Pour ce qui va suivre, il y a lieu de penser que tout le monde s’accorde.
C’est au Moyen Orient que les bases modernes du jeu d’échecs vont être jetées : les arabes l’étudient et l’analysent en profondeur, écrivent à son sujet et mettent au point le système de notation algébrique. Le premier champion d’échecs, reconnu comme tel est arabe. Il s’appelle Al-Adli (800-870 et est probablement né dans l’Empire Byzantin. Il est l’auteur du premier traité sur les échecs (le Kitab ash-shatranj) paru avant 850. On ne connaît ce texte que par des manuscrits postérieurs. Il raconte comment les échecs furent transmis aux persans par les Indiens. Il décrit aussi le jeu pratiqué en Inde où les chariots sont placés en c1 et f1 et où les angles de l’échiquier sont occupés par des éléphants qui sautent de 2 cases horizontalement ou verticalement.
Plusieurs traités sur le Shatranj sont composés à la cour des califes abbassides à Bagdad. On dit qu’un certain Around Al Rachid organise, probablement toujours en Irak, le premier tournoi des jeux d’échecs.
Toutes les pièces n’ont pas encore la marche et l’emplacement initial ou le potentiel (promotion, roque) qu’on leur connaît aujourd’hui, mais presque. On en douterait vraiment avec le mansuba suivant (problème d’échecs) d’al-Adlî.
Mansuba d’Al-Adlî
Les blancs jouent et matent en 3 coups
En général, une légende ou une histoire sert de support aux Mansuba
Firdewsi at-Tahihal poète Turc auteur d’une pièce de 900.000 vers élaborée en 50 ans, adapta en 1503 une histoire à partir d’une légende et d’un problème attribués à As Sulî. Un prince passionné d’échecs, Murwardi, après avoir dilapidé sa fortune au cours d’une partie d’échecs est sur le point de perdre aussi sa belle épouse dans une autre lorsqu’il trouve une ressource qui le sauve.
Le mat de Dilaram
Les blancs jouent et matent.
Il faut rappeler qu’à l’époque, la promotion en dame est imposssible et que l’Al fil enjambe les pièces comme un cavalier et se déplace en diagonale de 2 cases.
Mansuba ad-Dulabiya d’Al Sulî (La rueda de agua)
Les blancs matent.
Attention, la reine est un vizir et le fou un Al fil.
1. Ca4+ Rb7 2. Ca5+ Rc8 3. Cb6+ Rd8 4. Cb7+ Re7 5. Cc8+ Rf7 6. Cd8+ Rg6 7. Ce7+ Rg5 8. Cf7+ Rf4 9. Cg6+ Rf3 10. Cg5+ Re2 11. Cf4+ Rd2 12. Cf3+ Rc3 13. Ce2+ Rb3 14. C(f)xd4+ Ra4 15. Cc3+ Ra5 16. Cb3+ Rb6 17. Ca4+ Rb7 18. C(b)xc5+ Rc8 19. Cb6+ Rd8 20. Cb7+ Re7 21. Cc8+ Rf7 22. Cd8+ Rg6 23. Ce7+ Rg5 24. Cf7+ Rf4 25. Cg6+ Rf3 26. Cg5+ Re2 27. Cf4+ Rd2 28. Cf3+ Rc3 29. Ce2+ Rb3 30. Cd2+ Ra4 31. Cc3+ Ra5 32. Cb3+ Rb6 33. Ca4+ Rb7 34. Ca5+ Rc8 35. Cb6+ Rd8 36. Cxc6++
Les petits chevaux arabes poursuivent le roi et le harcèlent. Ils finissent par lui assèner le coup de grâce en son propre palais après plusieurs tours où il est passé fugitivement devant tout le monde. La signification guerrière, l’habilité, l’humour, tout parle à l’imagination en ces temps de conquètes. On comprend que les Aliyat soient courtisés.
Ar-Râzî succède à al-Adlî comme grand maître (Aliyat) au Shatranj après sa victoire obtenue en présence du calife Mutawkkil (847-862). Probablement persan et décédé avant l’an 900, Ar-Râzî est l’auteur d’un écrit , Latif fi’sh-shatranj (« De l’élégance aux échecs »), dont seules quelques bribes sont parvenues jusqu’à nous, notamment des problèmes et fins de parties. On peut mentionner les auteurs As-Sûlî (Kitab ash-shatranj – deux volumes) tout comme as-Sarakhsî, un médecin mort en 899 car si aucun de leurs textes n’est parvenu jusqu’à nous leur existence est attestée par des mentions dans d’autres écrits (notamment un vielle bibliographie générale écrite par Ibn al-Nadim en 988).
Le jeu est lent et l’ordre des coups peu important. De ce fait, les joueurs visent à atteindre une position précise en pouvant ignorer totalement le jeu adverse. C’est le Tabiyat ou « tableau de bataille », position de base à partir de laquelle les séquences sont analysées. Le Tabiyat s’appelle, par exemple « Double Mujannah » ou Mujannah – Mashaikhi … Dans son livre, Al-Lajlaj analyse des tabiya dans le détail, tout comme Al-Adli and As-Suli dans les leurs.
Ces joueurs-écrivains sont des Aliyat (ou aliya), des joueurs émérites. En dessous il y a le Mutaqaribat qui gagne 2 à 4 fois sur 10 contre l’Aliyat et puis en dessous encore, les classes. Le système du handicap est pratiqué couramment, comme au Shogi. Par exemple un Aliyat peut partir avec un pion de moins face à un Mutaqaribat.
Pour arriver dans nos contrées, le jeu d’échecs franchit les Pyrénées en provenance d’Espagne au XIe siècle sous le nom latin de Scaccus. Comme il avait été introduit en Espagne par les arabes, en France on s’érige contre cette intrusion, émanation de l’infidèle. Nous sommes en 1100, époque de la 1ère croisade et le jeu d’échecs est frappé d’interdit sur l’initiative de Pierre Damien, évêque de l’Ostie. Une ordonnance de Louis IX visant le jeu d’argent et les échecs est même prise en 1254 .. mais le succès est tel que le peuple n’en a cure et les tournois prohibés continuent.
Interdit en somme mollement, le jeu s’autorise de fait et il devient celui des chevaliers et des nobles.
Dès son arrivée dans la Chrétienté, l’échiquier et les pièces s’occidentalisent : le plateau devient bicolore avec les cases rouges et noires, le vizir devient fierge (ou vierge), puis reine ou dame, l’éléphant (al fil en arabe, qui reste alfil en espagnol aujourd’hui) devient aufin puis fou, le roukh arabe devient roc qui donnera le verbe « roquer ».
Les parties sont longues, durent des jours et à partir de 1300 les règles évoluent. Le plus notable changement, très impopulaire à l’époque, est le double pas du fantassin ou pion et la prise en passant qui en découle. Promu, le pion peut déjà se transformer en n’importe quelle pièce déjà prise mais ce n’est qu’au milieu du XIXè siècle que l’on pourra éventuellement posséder plusieurs dames.
A la fin du XVème siècle (1475), les règles changent fortement : les pouvoirs du « conseiller » devenu dame sont multipliés. L’éléphant devenu fou prend possession de sa diagonale. Les joueurs de cette époque nomment ces nouvelles règles : « eschés de la dame » ou « jeu de la dame enragée ». En effet, le jeu s’accélère avec les pouvoirs renforcés de la dame et du fou et c’est à partir de là qu’on annonce « échec au roi » ou à la dame. Pour les mêmes raisons vers 1560 le roque est inventé et progressivement va remplacer, lorsqu’il pouvait avoir lieu, le saut initial du roi ou de la dame, possibilité abandonnée. Il s’agissait d’un saut de deux cases (sans prise) au premier mouvement que certaines versions du jeu autorisent, comme le Shatrang musulman.
A l’époque, on se plaint de ces nouvelles règles qui donnent tant d’avantages à la dame et aux fous. « Le jeu des eschés de la Dame, moralisé » texte écrit vers 1500, évoque clairement la « dame enragée ». L’auteur se lamente que les « Rochz qui sont les sages et prudens capitaines et les Chevaliers discrets ne servent plus de rien ».
Un autre manuscrit atteste du trouble que ces changement suscitent car on sait que sa diffusion provoque un grand intérêt, vers 1500; il s’agit d’un texte en latin intitulé De ludo scacchorum (Schifanoia) que l’on croyait perdu, d’un mathématicien italien Luca Pacioli (1445-1517), comprenant 48 pages de démonstrations pratiques avec de magnifiques illustrations en noir et rouge – peut-être de Léonard de Vinci – et contenant des parties jouées selon les anciennes règles médiévales et d’autres selon les nouvelles règles, dite de la Dame enragée, qui venaient donc juste d’être introduites.
D’après un manuscrit ancien, Chaturangastaka, Melputtur Narayana Bhattathiri, Sanskrit , le premier pion bougé, et seulement lui, pouvait avancer de deux cases à son premier mouvement ce qui indique que cette règle a pré-existé au chaturanga, au moins dans une de ses versions, et que ce pas-de-deux généralisé n’est pas seulement une pure improvisation des modernes des années 1500.
Vers 1650, on peut considérer que les règles du jeu moderne sont à peu près établies.
A partir du XVème siècle le jeu est devenu « Royal ». Il n’est pas rare que seigneurs ou souverains rémunèrent les joueurs pour qu’ils se mesurent à eux, à leurs hôtes, aux champions des cours voisines. En 1575, à la cour de Philippe II, une rencontre défi est organisée entre les meilleurs joueurs italiens et espagnols. On connaît ces parties. Elles sont brèves, spectaculaires. Des ouvertures vers le roi sont pratiquées dès que possible et à tout prix. Des traités d’échecs circulent fondés sur ces parties dont celui de Ruy Lopez 1584. Mais c’est une autre histoire…
Ph.G & Ch.I
Règles du chaturanga
Au lieu de fous, il y a des éléphants et au lieu d´une dame, un Vizir ou conseiller ( le roi et le conseiller se situeront sur les cases centrales de la première rangée mais le roi est toujours à droite quelle que soit la couleur des pièces).
Le pion est celui d’aujourd’hui mais ne peut se déplacer que d’une case à son premier coup. Il peut être promu mais est échangé contre une pièce du type de celle qui occupait en début de partie la case de promotion. Ce faisant, un joueur ne peut jamais disposer de trois tours, trois cavaliers, trois éléphants ou deux conseillers.
La Tour et le Cavalier n’ont pas changés. L’éléphant va en diagonale de deux cases, vers l´avant ou l´arrière, en pouvant passant par-dessus une case occupée. Le Vizir va en diagonale d´une case vers l´avant ou vers l´arrière. Le Roi ou Rajah marche comme à présent. Il peut en plus au cours de la partie réaliser une seule fois un mouvement en L comme un cavalier mais cette manoeuvre n’est possible que si le roi n’est pas en échec.
Il n´existe pas de roque.
Références
Richard Eales, « Chess, The History of a Game », Glasgow, 1985
FA Danican Philidor , l’analyse des échecs, 1749, Londres
H.J.R.Murray, « A History of Chess », Oxford, 1913.
Jeu des échecs, société politique et art de la guerre, Didier Renard
Pascal Reysset et Jean-Louis Cazaux, « L’Univers des échecs », Bornemann, Paris, 2000.
http://pagesperso-orange.fr/loisy71/echec_tumulus.htm
http://creersesjeux.over-blog.com/
http://www.paperblog.fr/1168498/article-chaturanga
http://www.europechess.com/fr/historique/jeu-d-echecs/default.htm
http://nosmut.com/History_of_chess.html