Ma visite du Marshall Chess Club

Comment s’y prendre, quand on est joueur d’échecs et avide, quand on va à New­ York.

1/ Convocation des souvenirs

Messieurs les souvenirs, que dois­-je faire?! Il est dit qu’il y a des parcs où… Effectivement:Central Park et Washington Square. Là, on peut jouer aux échecs. Oui mais voilà, fin décembre quand il fait très froid, personne. Seulement des tables en marbre avec des échiquiers dedans, nus.

2/Convocation des souvenirs II

Je me demande si, quand même, il n’y a pas à NY une tradition échiquéenne forte. Le premier livre que j’ai eu en ma possession commençait précisément par ça « Byrne/Fischer1954 », cette fameuse partie qui est surnommée (à juste titre?!) partie du siècle. La convocation porte ses fruits. Je me rappelle que Fischer était un petit gars de Brooklyn. Mais je suis à Manhattan, bigre. Il se trouve que cette fameuse partie du siècle a été jouée dans un endroit « du siècle » aussi, puisqu’il s’agit du Marshall Chess Club, d’après Frank Marshall, père d’un des rares gambits dont la réfutation n’existe toujours pas. Ce Marshall Chess Club, justement, existe bien, et à Manhattan. N’ayant pas la moindre idée d’où il se trouve, je vais sur internet. A ma grande surprise apparaît un numéro de téléphone. Je ne peux pas croire qu’on me répondra un mardi, mais sait-­on jamais.

3/Deux tonalités

Touuuut/Touuuut/ « Marshall Chess Club Bryan speaking! »Bonjour Bryan. Je suis à New York pour quelques jours et j’aimerai savoir si vous êtes ouvertet où vous vous trouvez. ­Ah génial! Oui absolument. Venez vendredi soir, on fait un tournoi de blitz. Salut!
Cette coutume n’est donc pas strictement vésigondine. Tant mieux!… Attiré par l’odeur du sang, je vais sur wikipédia voir qui est passé par là. Kubrick, Fischer, Capablanca, Alekhine,Nakamura, Caruana. Ces 72 heures vont être longues. Je suis pour ainsi dire comme dingue. Le jeudi, me trouvant ­par un heureux hasard­ non loin, je traîne ma soeur au club. Dans une rue cossue de Greenwich Village. Je sonne, on m’ouvre. Salut. C’est vous que j’ai eu au téléphone? Ouais! Rentrez donc! Venez visiter! En ce moment il y a un stage pour les enfants. Ils sont bruyants mais sympas. Asseyez­ vous!

Deux petits viennent me trouver. « Do you want to play bughouse? » ­ What is bughouse? (blitz à 4). Tu parles Charles. Impossible de refuser. Me voilà métamorphosé en monstre prêt à poser un cavalier en g3 pour mater le roi au centre. Le gamin, beau joueur, me serre la main quand même.

On est jeudi et demain, c’est le blitz. Il m’a dit « 7 P.M. ». Me connaissant, je serai là vers 5heures 10.

Vendredi venu, ma soeur tombant de fatigue après une longue journée de visites en tous genres, me voilà retournant au M.C.C., avec l’émotion de celui qui n’aurait pas vu sa petite amie depuis deux semaines. J’ai couru dans la rue! Je rentre. On y est.

La population a vieilli. Vendredi fin d’après ­midi, il fait nuit. Il y a un open fide en bas, réservé aux moins de 2300. C’est une usine. En haut un jeune analyse une partie. Et ça ne rigole pas. Il a son ordinateur, un échiquier. En face de lui un homme d’une quarantaine d’année. La gestuelle rompue, l’accent slave. Il a sûrement 400 elo de plus que moi. Je regarde silencieusement. Il semble faire taire Houdini­ le­ loquace. « Good square d6 for the knight. Look at the dark squares here…
« Dans la « salle de jeu », quelques enfants. A ma droite une femme que je pense reconnaître explique à une petite fille qu’il ne faut pas que son fou devienne un « gros pion ». Il s’agit d’IrinaKrush, n°1 féminine américaine.

J’attends là respectueusement. Peut­ être que quelqu’un me proposera de jouer? Un briscard arrive. Je lui propose de jouer. Un arnaqueur de grand chemin que mon « style » ennuie profondément. Au moment de la cinquième partie qu’il perd après avoir été mieux, j’ai le malheur de lui dire que ça n’est pas clair. Réponse du tac au tac « Ah d’accord. Toi t’es le genre de mec qui est toujours gagnant, c’est ça? » ­Non, mais je pense que ça n’était pas si simple. Il s’en va à 6 0. Le tournoi de blitz devrait commencer, mais on n’est a priori pas assez.
Un jeune arrive. « T’as combien de Elo toi le français, en blitz? » ­2290. ­Wow! Tu vas me faire passer un sale quart d’heure. « Hep Carlos, tu vas pouvoir te frotter au petit gars là. Quelle cadence? »

Voilà Carlos. Ma taille, le faciès de Zlatan Ibrahimovic, chauve. Accent porto­ricain. Il est cubain. On me dit qu’il était 2400 à Cuba et titré, mais qu’à son départ de l’île ces privilèges lui ont été supprimés. Il est maintenant 22+ mais ne joue plus beaucoup.
Carlos veut que l’on joue ensemble. « Allez mec, $1 la partie, on est aux States ici, faut jouer le jeu! » Je compte mes billets de 1. Ils sont cinq, plus une pièce. Nous voilà partis à jouer en 5/0.
Départ en trombe. Inverse. 4 billets partent vers Carlos. Je sens que cette excursion va pouvoir me coûter cher. Avec les blancs dans la cinquième, je lui manque de respect. e4 g6 Fc4 Fg7 Df3 e6. Je le mate en 25 coups. Il me rend un billet et les choses sérieuses commencent. C’est un assassin en blitz. Il joue extrêmement vite et est un cador en technique de jeu. Donnez lui une finale avec un mini plus et il vous massera jusqu’au bout du monde.

J’avais promis de rentrer à neuf heures. Quant à moins dix je lui propose de jouer la dernière, il est d’accord. Il est fatigué. Nous jouons depuis près de deux heures. Je paume. Si j’avais gagné, j’aurai repris tous mes billets de $1. Je perds le « match » 6­4.

C’est tout ce que j’ai pu voir. On voudrait pouvoir voir ces ivresses durer plus longtemps. Nonchalamment vautré sur une chaise, entre des portraits signés d’Alekhine et une table en marqueterie sur laquelle ont jadis joué Fischer et Capablanca, j’ai vécu un grand moment de ma vie échiquéenne. Il serait CRIMINEL pour quiconque irait à New York prochainement de n’y pas aller jouer. 800 ou 2800. Qu’importe. Un fameux souvenir.

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