VII) Le règne de KASPAROV (TCHIZOV aux Dames) (1985-2000) [1988-2005]
Précisons tout d’abord que nous n’avons pas développé la décennie 1975-1985, archi-dominée aux Echecs par Karpov, car cette période très particulière et palpitante au jeu de Dames International ne connaît pas d’équivalent aux Echecs. La rivalité Harm Wiersma / Anatoly Gantwark s’apparenterait en effet davantage à un duel Karpov/ Kasparov avant l’heure, étonnamment. Ces deux géants se partageront pas moins de neuf titres mondiaux entre 1976 et 1985!!! (Voir tableau 4). Pendant ce temps, aux Echecs, Karpov et Korchnoi ne se disputeront la couronne échiquéenne que deux fois, en 1978 et 1981, à l’avantage du premier. Pas de comparaison véritable donc. Voilà pourquoi nous traiterons directement ce qui nous intéresse dans cet article, les similitudes entre les deux disciplines. Nous étudierons bien-sûr les carrières de Kasparov et de Tchizov, mais nous ferons tout d’abord un bilan de l’évolution des deux jeux dans le monde.
Tableau 4
Carte 1
Le sacre de Viswanathan Anand (champion du monde FIDE 2000, voir tableau 5), concrétise élégamment le tour du monde effectué par le Jeu d’Echecs depuis le cinquième siècle, (ainsi que du Jeu de Dames international qui, comme on l’a vu, a suivi la même diffusion), depuis son ancêtre le Chaturanga. La boucle (géographique) est bouclée! Sur la carte ci-dessous, les étapes de leur parcours apparaissent clairement: l’Inde (l’Egypte pour les Dames), le monde arabe, l’Espagne, puis toute l’Europe, (excepté l’Allemagne où le Jeu de Dames International n’est quasiment pas pratiqué, au profit d’un Jeu plus autochtone. Les Pays-Bas étant par contre, la deuxième nation damiste du monde), et de l’Europe, s’est répandu dans plusieurs directions: l’URSS, les USA et l’Australie, et enfin l’Asie. Le trajet effectué à travers les âges est donc visiblement similaire aux deux jeux. La popularité et le degré de pratique variant ensuite selon les pays, et les cultures.
Mais le Jeu d’Echecs et le Jeu de Dames n’ont par contre pas évolué de la même façon; car il est clair que, si le Jeu d’Echecs est le plus populaire et le plus pratiqué des jeux, et est resté unique dans sa forme (à part les Echecs chinois et japonais, ou Shogi, mais qui sont des cousins lointains), le Jeu de Dames a, quant à lui, progressé sous de multiples formes. Jean-Bernard Alemanni, ancien chroniqueur de la revue fédérale «l’Effort», constructeur d’un logiciel internationalement connu, et auteur de l’excellent livre «Les Jeux de Dames dans le monde» (Chiron, 2005), nous en donne une carte complète et instructive:
Voici ses commentaires sommaires: «Cette carte n’est évidemment pas l’image parfaite des jeux dans le monde. Dans certains pays, on joue à plusieurs sortes de jeux, et ce ne peut pas être mentionné ici. Par exemple, dans le sud et l’est des Etats-Unis, on joue au Pool, et c’est ce jeu que j’ai retenu sur la carte. On y joue moins qu’aux Checkers américains, mais il n’y a que là qu’on joue au Pool. Mais parfois, dans la même ville, on peut jouer au Pool, aux Checkers, et aux Dames espagnoles selon les quartiers. Au Brésil, beaucoup de gens jouent au jeu de Dames International». Il nous indique ici les dix Jeux de Dames les plus pratiqués dans le monde, mais en étudie plus d’une vingtaine dans son ouvrage. Précisons que le Jeu de Dames International sur 100 cases, dont nous traitons dans cet article, car le plus pratiqué en France, n’est que très minoritaire par rapport à l’ensemble des autres formes de Jeu, malgré ses presque huit millions de licenciés dans le monde. Le Jeu de Dames Canadien, pratiqué sur 144 cases, est encore plus localisé, puisque pratiqué uniquement au Canada. Mentionnons qu’un de ses plus grands représentants, Marcel Deslauriers (1905-1988), réalisa l’extraordinaire tour de force de remporter le championnat mondial en 1931, 1932 et 1946 sur 144 cases, et le championnat du monde 1956 sur 100 cases!! Le Jeu International sur 64 cases est lui, beaucoup plus répandu. Il en existe plusieurs sortes, les deux plus pratiquées étant le Jeu International russe (Shashki), et le Jeu International brésilien. Le russe Alexander Schwarzman symbolise mieux que quiconque la diversité des jeux de Dames dans le monde, et l’interpénétration des zones de pratiques. Ce joueur prodigieux est champion du monde 1987, 1989, 1993, 1996, 1997 et 2008 au Jeu de Dames International sur 64 cases (forme brésilienne), et champion du monde 1998, 2007 et 2009 au Jeu de Dames International sur 100 cases. Toujours en activité comme en atteste ses titres récents, il a remporté en outre dix titres de champion de Russie dans les deux disciplines!!! Les formes de Jeux de Dames anglo-saxonnes sont, quant à elles, plus éloignées encore de l’International sur100 cases, (plus encore que le Jeu thaïlandais par exemple, curieusement), notamment dans le mode de déplacements et de prises des pièces. Les jeux sri lankais, frison et turc ne sont pratiqués que dans leur pays respectifs, comme le Jeu Canadien. Parmi les nombreuses formes de Jeu de Dames anecdotiques, rapportons enfin le Lasca, inventé par Emmanuel LASKER! Ce Jeu de Dames, parfois appelé Laska, ou Laskers, utilise également le principe de la promotion, comme aux Echecs ou aux Dames, et intègre, comme dans les règles du Jeu de Dames International, la notion de prise obligatoire, favorisant la profusion de variantes tactiques. L’originalité de cette forme réside dans le fait que les pièces prises ne disparaissent pas du damier mais s’empilent avec la pièce preneuse, formant ainsi une colonne sous contrôle du preneur…
Retenons qu’en l’an deux mille, Jeu d’Echecs et Jeu de Dames ont conquis la planète, chacun à leur façon. Le Jeu d’Echecs s’est généralisé de façon «verticale», progressant en une forme unique, mondialement admise. Le Jeu de Dames s’est lui véhiculé de façon «horizontale», disparate mais sous diverses formes, parfois vernaculaires, comme si chaque culture engendrait sa forme de jeu propre, le Jeu International restant bien-entendu prédominant…
Le génial Alexander SCHWARZMAN, multiple champion du monde de Jeu de Dames International sur 64 et 100 cases.
Désormais, ce sont des jeux mondialisés que la Russie domine dans les deux disciplines. Aux Echecs, Kasparov règne, aux Jeu de Dames International, Tchizov triomphe. Nous avons déjà suggéré la possibilité de causes sociologiques à ces occurrences. Il est d’ailleurs probable que le Jeu lui-même génère sa propre postérité. Développer ces aspects dépasserait le cadre de cet article, et fera l’objet d’une étude ultérieure. Les similitudes entre Echecs et Dames étant largement démontrées à présent, nous nous limiterons à mettre en parangon, au travers de leur style, les carrières de ces deux monstres sacrés, héritiers de Fischer et Sijbrands. Examinons le tableau de cet apogée:
*Les joueurs indiqués entre parenthèses sont des représentants de la F.I.D.E., Fédération Internationale Des Echecs. La P.C.A., Professional Chess Association, est la fédération fondée par G. Kasparov.
Là encore, toujours du fait de l’abolition du match-revanche, moins de titres aux Echecs qu’aux Dames. Mais un fait important vient émailler la planète Echecs: la scission (1993-2006). En désaccord avec le président de la F.I.D.E., Garry KASPAROV crée sa propre fédération, la P.C.A. (Professional Chess Association). Aussi, malgré l’attribution de titres mondiaux de deux fédérations distinctes, les Echecs couronneront quatre champions pour onze titres, le Jeu de Dames quatre pour quinze titres. La différence est donc relativement minime. De plus, la suprématie d’un joueur ressort dans chaque domaine de façon probante. La lecture du tableau suffit à s’en convaincre. L’hégémonie soviétique (russe depuis lors), après l’interruption Fischer/ Sijbrands, reprend alors l’ascendant.
Portrait de Garry KASPAROV en 1996
Mais le plus étonnant dans ce parallèle grandiose, c’est, comme durant toute la période 1948-1969, le tempérament identique des deux talents. Kasparov était un monstre de travail, toujours parfaitement au point dans les ouvertures, et capable de renverser des idées couramment admises par des préparations théoriques extrêmement poussées. Possédant de solides aptitudes au calcul, très créatif, toujours en recherche de positions dynamiques, (à la manière d’ALEKHINE) son penchant pour le jeu offensif s’est révélé très jeune, caractérisé par des sacrifices positionnels qui sont un régal à voir. Tchizov est, lui aussi, un joueur novateur et ultra-agressif. Bouleversant les concepts théoriques de son temps, il parvient, dans la «Partie classique», système dans lequel l’occupation réciproque du centre conduit à des variantes de blocages irréversibles, à démontrer que gagner des temps (reculer n’est pas permis au Jeu de Dames International, il faut «pionner», ou échanger des pions vers l’arrière pour gérer le rapport des temps et éviter les variantes de blocage), tout en ouvrant le jeu, conduit à des finales (où il excelle), avantageuses, ou gagnantes. Ses conceptions révolutionnaires et ses parties basées sur des pionnages en avant dès l’ouverture, ont influencé toutes les écoles damistes du monde.
Alexeï TCHIZOV au championnat du monde de Toulon en 1992. Il écrasera ses poursuivants avec six points d’avance sur le second (+14-0=9) avec 37 points sur 46 possibles!
Nous ne développerons pas davantage la comparaison KASPAROV/ TCHIZOV, les points essentiels ayant été clairement démontrés: innovation, créativité, dynamique constituent l’apanage de ces deux champions exceptionnels et contemporains. Avec cette étape, nous pensons avoir largement confirmé les liens étroits qui unissent Echecs et Jeu de Dames International tout au long de leur histoire millénaire. Nous retiendrons que ces deux disciplines sont sans doute les plus pratiquées dans le monde, les Echecs dans leur unicité, les Dames dans leur diversité
Note de l’auteur : on nous a fait remarquer un certain nombre d’imprécisions, voire, en quelques endroits, d’erreurs. La version définitive « d’Echecs et Dames .. » , corrigée, et par ailleurs augmentée, fera l’objet d’une édition papier et d’une nouvelle publication sur le site.