De bas en haut

Pour passer d’une catégorie à l’autre, un certain nombre de connaissances sont requises. Elles sont nombreuses, multiformes et leur acquisition permet de franchir les niveaux, comme on monte un escalier. Par tranches élo, voici un essai de regroupement.

 Au début, il y a l’ embêtement avec la marche des pièces. Le souci est de faire des déplacements corrects. Parfois, une des pièces ne bougera pas du tout. Elle n’est pas vraiment oubliée mais le cerveau l’a prise en grippe à cause sans doute de son déplacement compliqué. C’est un phénomène inconscient, comme une jambe évite l’ortie. Il y a aussi le déplacement hésitant avec recherche discrète dans l’oeil de l’adversaire de l’endroit valable où poser la pièce. L’enfant avec son papa est spécialiste de cela. On peut jouer sans gène avec une case noire à droite. Pour placer les pièces au début, on hésite avant de mettre la dame sur sa couleur. La pendule fait peur et attire à la fois. On a 1000 élo.

Plus tard, c’est mieux. On fait le grand roque avec seulement une mini-hésitation au moment du déposé du roi. On fait aussi la prise en passant, dès qu’on peut, par pur plaisir, même si c’est un mauvais coup. C’est une période où on ne comptabilise pas et où les pions sont abandonnés à l’ennemi sans regrets. On cherche le mat et en chemin on fait tous les échecs qu’on peut. Le coup du berger, trop naïf, a été délaissé (depuis peu) mais son goût est encore dans la bouche, comme le bon pain. Surtout, si on n’est plus si jeune, la pendule fait encore un peu peur. Si la dame a été mal placée, un faux petit roque ne nous fait pas peur! On a 1200.

On progresse toujours et on a un souci : on ne trouve pas de plan d’ensemble. On développe, on roque et puis on détruit consciencieusement ce qu’on a construit. On devient un peu plus avare de pion. Du coup, on en prend même en dépit du danger. C’est l’époque où les pièces ne font que passer sur les bonnes cases. On perd très souvent des parties gagnées et inversement. On est attaché sentimentalement à certaines pièces qu’on n’échange pas. Au début de la partie, la dame est mise sans hésitation sur sa couleur, ou presque. On peut roquer encore en traversant un échec. On est 1400.

On est rentré dans le monde des ouvertures. On est fan de l’espagnole et on n’y échange pas le fou de cases blanches. A part ça, on troque encore de bonnes pièces contre des mauvaises. On a gâché des parties en finale, souvent après s’être senti bien. C’est rageant et injuste. Les finales, il va falloir les travailler. On en achète un livre mais on ouvre plutôt l’informateur où on fait des espagnoles. C’est comme ça qu’on devient fan de Romanisin (c’est un vieil informateur, piqué à son père). Un avantage ne nous fait pas gagner mais nous fait plaisir. On est 1600.

On a changé d’ouverture car le gambit Marshall c’est gênant. On joue la Caro-Kan. On commence à se connaître mieux comme joueur. On se découvre pingre alors que dans la vie on ne l’est pas du tout. On défend bec et ongle et parfois, grâce à un pion chipé, on gagne en finale, c’est pas croyable! Les ruptures commencent à nous intéresser bigrement et l’orientation du jeu aussi. Mais voyons, avec l’Est-Indienne, les noirs attaquent à l’aile roi! Et avec l’espagnole c’est l’aile dame. On commence à gagner avec les fautes des autres. On a sa nouveauté théorique implassable. Les faiblesses de cases, on y pense tout le temps, ainsi qu’à la paire de fous. On est 1800.

Vous êtes devenu un cador. Dans les tournois, vous donnez le vertige à certains. A ce niveau, on a un système pour parties longues et un pour les semi-rapides. En blitz, on épate la galerie. On voit de loin les cases fortes et on sait les pièces à garder en fonction de la position. Les gros durs, à 2200 ou plus, ne passent plus en milieu de parties. Il sont obligés de gagner en finale. C’est même une rente de situation pour eux car dans ce domaine, vous avez toujours une faiblesse. Et puis vous abîmez certains milieux de parties en vous pressant ou en voulant forcer le jeu. Vous ne savez pas attendre. Vous le savez pourtant et vous savez que vous le savez. Vous calculez mal les transitions, mais bien les suites qui vous plaisent. Vous n’êtes pas organisé dans votre réflexion. Vous passez à côté de pans entiers de variantes mais les retrouvez chez vous. Ce qui vous tracasse c’est que certains coups retenus par vos forts adversaires, vous ne les comprenez absolument pas. Vous pressentez alors une autre dimension. Vous êtes 2000, enfin.

Vous êtes comptable à mort. Il ne faut plus perdre contre les moins de 2200. Vous rationalisez tout, même le temps. Vous respirez profondément et érigez la concentration au rang de facteur prioritaire. Les finales de bases sont maîtrisées (vous savez mater facilement avec fou et cavalier contre roi démuni). Le travail sur les transitions a payé et a complété celui sur les finales. Vous savez tenir un avantage et, le cas échéant, lui faire changer de nature. Vous savez entrer dans des suites apparemment déséquilibrées au seul motif que l’adversaire y sera moins à l’aise. Synergie et coordination sont des concepts jamais étrangers à vos choix. Vous sentez le danger, même de loin. Vous n’entrez pas dans des choses peu claires même lorsque c’est tentant, alors que dans la vie c’est tout autre chose! Vous commencez à maîtriser. Vous travaillez la capacité naturelle de l’esprit à raisonner à partir de référentiels. Vous savez la durabilité des thèmes. Votre réflexion est organisée et par exemple vous essayez de ne pas revenir sur un coup déjà examiné. Vous savez que les positions parlent d’elles mêmes. Vous êtes 2200.

Tout part de l’ouverture. Un avantage est un pactole qu’il est vital de ne pas dilapider. Vous essayez de cumuler les petits avantages car vous savez pouvoir ferrer quelque chose de plus gros à un certain moment. Aussi, vous pouvez réfléchir énormément dans l’ouverture alors même que vous la connaissez parfaitement. Vous travaillez 3 heures par jour et accumulez de la littérature sur vos variantes. La préparation avant chaque tournoi et chaque partie est primordiale. Les finales n’ont pas de secrets pour vous et vous y pensez sans cesse dans la partie. Il y a belle lurette que la tactique ne vous intéresse plus sauf pour corriger un jeune prétentieux, ou quand c’est nécessaire. Vous respectez la position comme un abbé son église. Vous planifiez. Par exemple une nulle avec les noirs n’est pas gênant en soi, même contre un amateur. Vous donnez des cours et du coup vous vous surprenez parfois à penser aux gens en terme de « clients ». Vous commencez à voir du pays et n’excluez pas d’aller un jour sur la Riviera où des amateurs fortunés pourraient mettre du beurre dans vos épinards. Vous êtes maître et 2400.

Vous connaissez tous les joueurs de votre niveau. Avec votre ordinateur et votre trousse de toilette, vous allez de tournoi en tournoi. Vous vous êtes habitué au respect et à la considération manifestés à votre égard par le monde des échecs. Vous avez d’ailleurs vos idées sur ce qu’on pourrait nettement y améliorer. Hôtels et avions sont votre lot quotidien. Il y a des tournois où vous souhaitez absolument être invité. Sinon, les sollicitations étant très importantes, vous devez choisir soigneusement vos apparitions échiquéennes. Votre travail d’analyse est monstrueux mais vous demande moins de mal qu’à d’autres compte tenu de vos capacités cérébrales qui sont un peu au dessus de la moyenne. Les parties de très haut niveau décortiquées longuement avec vos pairs contribuent à élever votre capacité à comprendre les positions. Votre élo est surdimensionné du fait de votre participation plutôt à des tournois fermés. Vous êtes grand-maître et 2600.

Tout petit, vous saviez déjà que vous seriez le meilleur. Vous y êtes presque. Vous n’avez jamais supporté de perdre et votre mère s’est félicitée d’avoir trouvé avec les échecs une activité pour votre esprit boulimique. Vous avez assimilé le savoir de vos professeurs successifs avec une facilité sidérante. C’est normal, vous lisiez dans leurs pensées. Cette capacité vous sert toujours d’ailleurs. Ce qui vous a amusé d’abord avec le jeu c’est de battre les autres et puis de calculer le plus loin possible des variantes. Dans le noir, c’était presque plus rigolo, et vous faisiez des simultanées à l’aveugle avant de dormir. Vous étiez Anakin Skywalker et vous luttiez contre votre ennemi juré. Vous n’en parlez pas aujourd’hui, évidemment, mais vous continuez à lutter la nuit contre Dark Vador et sa flotte qui s’élève maintenant à 18 vaisseaux. Au début,  jeune, vous avez appris par coeur beaucoup de livres, des livres de vos variantes de prédilection et plus tard de celles de vos ennemis, de tous vos ennemis. Tant de naïveté vous fait rire maintenant. Mais il faut admettre que ça vous sert toujours parce que vous n’avez rien oublié. A l’occasion de vos analyses, vous trouvez beaucoup de coups dont l’intérêt n’a jamais été relevé. Mais il y en a trop. Vous les garderez pour vous. Il n’y a plus qu’un joueur qui vous gène. Vous le haïssez copieusement. La nuit, c’est lui Dark Vador. Vous vous sentez seul. Vous avez 2800.

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